27 August 2010

Richissime Mémoire

J'ai fait un peu de rangement sur le disque dur du PC. Une fois les textes, les images et les mp3 relativement mis en ordre, rassemblés et classifiés sous divers dossiers de façon cohérente à mon sens, j'ai établi une sauvegarde sur un disque dur externe. Je me demande pourquoi je ne prends pas le risque de constater, un de ces jours, dans un futur proche ou lointain, que le HDD du PC a claqué et que toutes les données accumulées patiemment, au fils des ans, sont irrémédiablement perdues. C'est, je le suppose, un événement qui doit marquer une certaine coupure dans la vie d'un individu. J'imagine que celui qui voit se volatiliser en un instant quelques précieux repères , qu'ils les aient lui-même fabriqués ou empruntés, doit se trouver dans ce cas assez déconcerté. Car tout le monde se guide grâce aux jalons plantés sur les chemins, parfois tortueux, souvent rectilignes, de l'existence par d'incessants retours vers l'origine, en quête de points d'appuis, de situations connues et mémorisées. Balancé par un mouvement pendulaire, entre présent et passé, l'individu ouvre des directions psychologiquement plus sécurisantes pour se projeter dans l'avenir.

Je suppose encore que le fait d'avoir pu entasser, stocker une énorme masse de données facilement accessibles, comme le sont les médiathèques virtuelles bâties sur un ahurissant enchevêtrement de composants électroniques distribués en réseaux, augmente ce sentiment de sécurité puisque la quantité de matériaux mémoriels s'est incroyablement décuplée tout en étant d'une disponibilité déconcertante, surtout depuis l'avènement du dieu Google. Jusqu'à la fin du siècle dernier, un individu ne pouvait voir disparaître subitement de son environnement familier toutes ses possessions matérielles, objets témoignant de son passé, qu'à la suite d'une catastrophe importante détruisant son habitation. Or un simple ordinateur est aujourd'hui, en lui-même, une sorte d'appartement, un logement plus ou moins somptueux, même si, la plupart du temps, ce n'est qu'un misérable taudis décoré de calendriers pour routiers demeurés, où grincent les scies des variétés supermarchandéisées, répandant des sons qui s'entrechoquent avec les incroyables couinements des films pornos ou les bruitages des jeux vidéos, tout un fatras produit par, et pour, des débiles mentaux. Mais, c'est sans importance, puisque même ce type de biens virtuels participe maintenant à la construction de l'intellect, aussi rachitique et tordu soit-il.

Un disque dur qui casse abruptement est donc probablement un événement comparable - toutes proportions gardées - à la destruction d'une maison abritant des objets sur lesquels se reflète le passé. En supposant que je n'ai pas pris la précaution de faire régulièrement des sauvegardes, je me dis qu'il serait certainement intéressant de voir, en cas de rupture du disque dur, comment je réagirais. Je pense que ce serait là une bonne occasion de reconstruire une habitation virtuelle en partant des fondations, tout comme je l'avais fait, il y a une quinzaine d'années avec l'acquisition de mon premier PC. Mais, bien sûr, les conditions ne seraient plus les mêmes. D'autant plus, qu'à l'époque, presque rien n'était gratuit, et que le Web était bien loin de ressembler à l'immense grenier qu'il représente de nos jours.

Réflexion faite, je crois qu'il serait bon que je bazarde tous mes supports mémoires, histoire de me couper en partie du passé, et de raccourcir ainsi la course du balancier. Ce qui donnerait un autre rythme de travail, une autre forme à l'entreprise de construction existentielle, l'industrieuse usine Moi & Moi-Même, cette fabrique de potages aux sept légumes, basée sur l'antique recette de ma grand-mère. Certes, cette recette a fait ses preuves, elle m'a permis de remporter de grandes victoires.

Pourtant, comme le disait Nietzsche : "Ce qu'il y a de mieux dans une grande victoire c'est qu'elle ôte au vainqueur la crainte d'une grande défaite. "Pourquoi, se disait-il, ne pas être vaincu une fois moi aussi ? Je suis maintenant assez riche pour cela.""

Alors, pourquoi ne pas casser mon PC, petite annexe de ma cervelle, et tout ce qui va avec ? Ma mémoire est assez riche pour cela, non ?

4 comments:

  1. Ce texte est magnifiquement écrit. Et ce que tu dis est si juste. Pour avoir perdu, plusieurs fois, des données auxquelles je tenais, photos de familles, plusieurs mois de cours conçus lorsque j'étais enseignante en Arts-plastiques, à recommencer donc... des courriers, nombreux, je me suis trouvée dans cette situation de devoir faire face à la douleur de la perte d'une partie de mon existence. Toute numérique qu'elle était , ce n'en était pas moins la trace d'une activité et d'expériences sensorielles et physiques, que j'avais besoin et envie de conserver. Et je me suis à chaque fois rendue compte que ce n'était pas si pénible que ça. Bien au contraire, la perte me permettait à chaque fois de faire un grand pas en avant... d'avancer, tout simplement. Déjà en considérant le fait que j'étais toujours vivante, active et capable de rebondir, était en soi réconfortant et source d'énergie. Alors tu n'es peut-être pas obliger de démolir ton PC. Mais Réfléchis aux dossiers que tu visites le moins, et demande toi si tu ne peux pas les "rayer". Depuis mes mésaventures, je jette moi-même... Ce dont je pense que ça m'encombre et m'empêche d'avancer, plus je le fais... mieux je me sens. C'est faire de la place pour les expériences à venir, concrètes et virtuelles mélangées, et n'en garder que l'essentiel. En fin de compte, l'essentiel, c'est soi. Et si l'on cesse d'être rempli, jusqu'à la suffocation, d'images, de textes, d'informations qui brouillent les pistes vers soi, on se trouve et en plus on a de la place à revendre pour d'autres ;)

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  2. Excuses-moi de ne pas avoir répondu plus rappidement, Flo et merci pour ton compliment qui me touche d'autant plus que je sais que tu écris d'une très belle manière : j'ai très récemment découvert tes blogs. Je suis en train de relire la Génalogie de la Morale et, coïncidence heureuse, j'en étais à ce passage, au moment où tu as publié ton commentaire : illustration parfaite des propos de Nietzsche : "L’oubli n’est pas seulement une vis inertiae, comme le croient les esprits superficiels ; c’est bien plutôt un pouvoir actif, une faculté d’enrayement dans le vrai sens du mot, faculté à quoi il faut attribuer le fait que tout ce qui nous arrive dans la vie, tout ce que nous absorbons se présente tout aussi peu à notre conscience pendant l’état de « digestion » (on pourrait l’appeler une absorption psychique) que le processus multiple qui se passe dans notre corps pendant que nous « assimilons » notre nourriture. Fermer de temps en temps les portes et les fenêtres de la conscience ; demeurer insensibles au bruit et à la lutte que le monde souterrain des organes à notre service livre pour s’entraider ou s’entre-détruire ; faire silence, un peu, faire table rase dans notre conscience pour qu’il y ait de nouveau de la place pour les choses nouvelles, et en particulier pour les fonctions et les fonctionnaires plus nobles, pour gouverner, pour prévoir, pour pressentir (car notre organisme est une véritable oligarchie) - voilà, je le répète, le rôle de la faculté active d’oubli, une sorte de gardienne, de surveillante chargée de maintenir l’ordre psychique, la tranquillité, l’étiquette. On en conclura immédiatement que nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nulle jouissance de l’instant présent ne pourraient exister sans faculté d’oubli."
    Je me rends bien compte du désarroi qui peut suivre la perte de tant de choses que tu avais envie de conserver, et que leurs formes numériques n'aient pas minimisé le sentiment de perte. Mais cet incident, cette tabula rasa electronica, t'a permis de rebondir, de te sentir plus vivante, d'aller puiser de nouvelles énergies pour relancer de nouvelles constructions. Je comprends ça. Que nos biens - matériels ou virtuels, peu importe - se fassent trop volumineux et nous perdons de vue ce qui nous est essentiel. On sombre dans l'illusion du confort qui émousse toute acuité pour la vie, tant elle est saturée, engorgée par l'accumulation d'objets liés à nos anciens plaisirs. Comme tu le conseilles, il ne faut pas attendre que le destin - un HDD qui claque - inverse le cours de la rivière Surabondance, et nous libère enfin des épaves échouées sur ses berges, rebuts qui serait probablement devenus, à long terme, insupportables à notre vue. Je suis d'accord avec ce que tu préconises : "faire de la place pour les expériences à venir, concrètes et virtuelles mélangées, et n'en garder que l'essentiel".
    Je pense souvent à l'un des compatriotes de Bruce Chatwin qui n'avait jamais rien possédé de sa vie : il n'avait jamais eu d'appartement - il vivait comme le faisait Chatwin - et ne conservait que quelques rares souvenirs précieux dans les coffres d'une grande banque londonienne. Je pense aussi aux hommes de quelques peuples aborigènes dont les seules possessions matérielles consistaient en un pagne, une calebasse, un couteau, un arc et quelques flèches. Bien que cela soit pourtant presque totalement impensable, j'essaye souvent de me représenter comment ces hommes et ces femmes se sentaient au monde. J'imagine avec quelle intensité ils devaient respirer la vie. Mais, bon... ça n'est que le fantasme d'un individu coincé dans les geôles du Palais de Cristal, tenu prisonnier par la Civilisation européenne ;-) J'arrête de rêver, Flo. A bientôt !

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  3. Casse tout, si t'en a le courage :) . Dit toi que si c'est pas toi qui le fait, ce sera quelques radiations cosmique du à une activité débordante du soleil, un de ces quatre, même si c'est dans dix milles ans.
    Perso, je ne porte aucune confiance à la pérennité des données informatiques dans le temps, c'est pour cela que je taille du silex, ca a fait ces preuve de durabilité :)
    Bon, ce qui compte finalement, c'est le partage présent non ?

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  4. Je n'ai pas eu besoin de casser mon PC, Adjaya. Il y a quelques jours, le SchuttleX, que j'utilise habituellement, est tombé en panne : rien de grave, puisque c'est l'alimentation qui a rendu l'âme. Comme je n'ai pas pris le temps de réparer, j'utilise mon portable. Mais, je n'aime pas beaucoup les écrans LCD. Bref, il faut croire que ce billet avait quelque chose de prémonitoire. Il y a longtemps que j'ai pris l'habitude de faire des sauvegardes sur disquettes, au début, puis sur CD, ensuite sur un HHD externe. Mais de toute façon, j'ai bien conscience que ce stock de données n'a rien d'éternel. De plus, je ne tiens pas à laisser une empreinte inaltérable de mon passage sur cette foutue planète. J'en bave assez pour produire, via une souris et un clavier, ce qu'il m'est possible de faire, aussi je ne me sens pas prêt à te suivre dans la taille du silex : je déteste me taper sur les doigts ;-) Comme tu le dis, l'emploi des "nouvelles" technologies, est largement suffisant pour partager les fruits rabougris de nos misérables cervelles.

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