04 April 2013

You can get it...

J'ai encore chargé un tas de mp3 en fouillant les serveurs sur le Web. Je suis tombé, par hasard, sur You can get it if you really want de Jimmy Cliff. Je ne peux pas dissocier ce morceau du souvenir de Wolfgang, prostré depuis plusieurs jours parce qu'il sortait de la prison d'Algésiras pour trafic de cannabis. Trahi par le frère de sa femme, vendu à la police des frontières, il avait tout perdu : ses économies englouties dans l'acquittement de sa caution, sa Mercedes saisie par la douane espagnole, et même son unique paire de chaussures qu'il venait de se faire voler par S. alors qu'il dormait à la belle étoile dans un bois d'eucalyptus, près de la merja de Moulay Bousselhem. Je ne sais plus comment il avait atterri là, alors qu'il tentait de rejoindre, en auto-stop, Marrakech où il s'était marié quelques mois auparavant. J'avais hébergé Wolfgang à la maison après avoir convaincu S. de lui rendre ses chaussures. Malgré tout, l'Allemand — je crois me rappeler qu'il venait de Hambourg — broyait du noir. On se réunissait tous les soirs à quatre ou cinq pour d'invariables séances de km'ia ou tassa. Sur fond musique — bien souvent du reggae - produite par un sound-system japonais, on buvait des litres de Moghrabi rouija, versés dans un unique verre à thé en pyrex que l'on faisait tourner, tout en fumant des monceaux de zentla, qualité se'm — mieux que le double zéro —, fourni régulièrement par un capitaine de gendarmerie originaire de Fez. On passait toutes nos nuits à reconstruire le monde, un univers improbable, une sorte de haschich'cosmos. Lorsqu'on était sur le point de perdre conscience, l'esprit bien m's'mok, les neurones déconnectés, les synapses court-circuitées, on tentait de revenir à la réalité en fumant du kif mélangé à du tabac de la région, au goût très âcre, consumé dans le chkef en argile fragile d'un long sepsi taillé dans le bois jaunâtre d'un laurier rose. Wolfgang, qui, hormis sa langue maternelle, ne parlait que l'anglais, ne pouvait pas participer à nos délirantes conversations si l'on ne faisait pas l'effort de le tenir, de temps à autre, au courant des thèses portées par notre fulgurant discours, dans une traduction anglaise approximative. Aussi, pendant ces interminables nuits — le temps était aboli —, il se contentait de se perdre dans les méandres de ses propres pensées, en de sombres méditations. Ou bien, il nous observait silencieusement en affichant involontairement l'air triste d'un chien battu. Mais un soir, ou peut-être un matin peu avant l'aube, c'est la musique de Jimmy Cliff qui le ramena à la vie. Comme si cela venait de se produire à l'instant, je le revois clairement se lever d'un bond pour se mettre aussitôt à danser en murmurant, un large sourire aux lèvres, les yeux au ciel : "You can get it if you really want, you can get it...". Wolfgang était sauvé.