21 November 2012

Exorcisme

Je ne me souviens plus de la date exacte à laquelle j'ai acheté un Nikon CoolPix 4500, ma première caméra numérique, mais je suppose que cela remonte au mois de novembre 2002, puisque, parmi les photos que j'ai conservées, 18 sont classées dans le dossier le plus ancien de mes archives Images, portant la date du 16 novembre 2002, dont celle publiée ci-contre. Voilà donc 10 ans que, muni d'un appareil numérique, je découpe, sans état d'âme particulier, la surface du monde dans des formats pixellisés. J'ai lu et entendu toutes les théories possibles et imaginables sur la photographie. Je me garderai d'exposer ma conception de l'art, parce que ce que je pourrais en dire ce soir ne correspondra certainement pas, ou peu, à ce que j'en penserai demain. Mais, ce qui me convient parfaitement, c'est l'idée que la photographie soit en partie liée à un rituel magique, comme le suggère Jean Baudrillard : « La photographie, c'est notre exorcisme. La société primitive avait ses masques, la société bourgeoise ses miroirs, nous avons nos images. » Alors, pour exorciser mes vieux démons virtuels, depuis 10 ans, je pixellise.

07 November 2012

La Distinction

Je n'aime pas écrire le matin. Je n'aime rien le matin. Si Pat, le plus glouton de mes animaux, m'oblige à sortir du lit quotidiennement, lorsque le jour se lève — vers 7:00 AM en cette période de l'année —, pour lui servir son petit-déjeuner, je ne me sens véritablement réveillé que 4 ou 5 heures plus tard. Étant donné que je considère l'écriture comme une corvée, on peut comprendre aisément que je ne suis pas en état d'aligner dix mots quand pèse encore lourdement sur ma cervelle la sensation d'avoir encore sommeil. Une douche à l'eau froide, quelque soit la saison, et quelques litres de café ne sont pas suffisants pour me délester de cette somnolence matinale qui paralyse en grande partie mon activité. Voilà pourquoi, généralement, mes rares billets ne sont écrits et publiés que tard dans la soirée.

Le matin, je me contente souvent de lire des textes sans importance qui ne demandent aucun effort intellectuel, des choses informes, sans relief, publiées sur des blogs que les moteurs de recherche classent sous le thème "Littérature". Dire que je lis, n'est pas exactement ce qui correspond à ce passe-temps matinal, car en réalité je ne fais que survoler les billets d'auteurs à l'avant-garde de "la web-littérature" [sic] d'un oeil à peine entrouvert, en n'allant que très rarement au bout du texte qui défile sur mon écran, car, de toute façon, même en étant bien réveillé, ces billets restent illisibles et n'ont aucun intérêt.

Alors, pourquoi passer du temps à survoler des choses insignifiantes ? Pour ne pas perdre de vue que je vis dans un monde peuplé de gens médiocres, inconscients de leur médiocrité, mais animés par la volonté de prendre ne serait-ce qu'une parcelle de pouvoir sur l'autre afin de l'amener à penser, puis à agir comme ils croient bon de le faire. Individuellement, ces gens se savent impuissants. Mais, ils savent qu'en se regroupant, d'une manière ou d'une autre, ils seront peut-être en mesure de peser sur les mentalités et de faire passer leurs idées — en admettant qu'on puisse parler d'idées.

Ces pauvres gens font ce qu'ils peuvent pour tenter de disposer d'un compte bancaire culturel suffisamment important, ce qui les placerait dans une position dominante au sein de la société, mais ils ne s'en donnent pas vraiment les moyens, et passent ainsi leur existence à se casser le nez. Comme le faisait remarquer, il y a quelques années, un sociologue médiatique bien connu du public français : « Tout prédispose le petit-bourgeois à entrer dans la lutte de la prétention et de la distinction, cette forme de la lutte des classes quotidienne d'où il sort nécessairement vaincu, et sans recours, puisqu'en s'y engageant il a reconnu la légitimité du jeu et la valeur de l'enjeu. »

Par charité, je me dis qu'il faudrait faire comprendre à ces pseudo-lettrés qu'ils s'épuisent inutilement. Et que, même s'ils parvenaient à vendre dix epub dans leur vie, le jeu n'en vaut pas la chandelle. Car, comme le dit Le sociologue, caresser l'espoir de devenir un écrivain reconnu, en s'attelant en dilettante à cette tache, est une entreprise forcément vouée à l'échec. De surcroît, je pense qu'il faudrait leur faire entendre que se renforce par cette pratique, animée par de vaines prétentions, le système hiérarchique opprimant qui est à l'origine de leur mal-être.

Les petits bourgeois bohèmes rêvent d'une société égalitariste, débarrassée de toute passion élitiste, où la production intellectuelle de l'un n'aurait pas plus de valeur que celle de l'autre. Un rêve qui les déchargerait d'être en permanence dans une compétition pour laquelle ils sont très mal préparés, les obligeant à vivre dans un monde où il se font en permanence marcher sur les pieds.

Au lieu de foutre le feu aux écoles, aux journaux, aux TV, aux cinémas, aux théâtres, aux salles de concerts, aux galeries d'art, aux musées, aux librairies, aux bibliothèques, ce qui les affranchirait du joug de la Culture et, par conséquent, du grappillage intellectuel quotidien auquel ils se livrent pour se constituer un petit pécule symbolique, les petits bourgeois bohèmes font tout le contraire : ils sacrifient leur temps libre et ce qui leur reste d'énergie, après une journée de labeur, à renforcer un système solidement appuyé sur "la distinction" qui les contraint à « la fréquentation des antiquaires, la prédilection pour un intérieur confortable et pour une cuisine de tradition, la fréquentation des musées du Louvre et d'Art Moderne, le goût du Concerto pour la main gauche dont on sait qu'il s'associe presque toujours à la pratique du piano » et, bien sûr, à la production d'epub, summum sur l'échelle des valeurs distinctives.

Ce type d'activités va à l'encontre de l'idéal égalitariste des créateurs de "la web-littérature", de leur volonté de démocratiser la production artistique, comme le souhaitait une professeure certifiée de Clermont-Ferrand en conclusion d'un échange de commentaires sur Google Plus : « Un dernier mot..... une conversation, qui fait réfléchir sur ce qu'est l'art, et qui me conforte ds l'idée d'humilité, et de proximité, je n'aime pas les hiérarchies, ou les classifications, qui donnent des prix, mais j'aime l'idée d'un art proche, accessible, encore une fois, un art populaire, je n'ai pas dit folklorique, encore moins démagogique, mais tissé, ds la vie de tous les jours, et de tous, travaillant la vie de tous les jours, et de tous, comme un ferment....! » Aussi, les intellos du Web doivent faire face à une structure bien connue, celle du dilemme du prisonnier : la situation à laquelle parviennent les protagonistes, s'ils ne coordonnent pas leur décision, est inférieure pour chacun d'eux à celle à laquelle ils accéderaient si collectivement les acteurs s'entendaient avant d'agir.

Si, d'un commun accord, tous les bobos intellos renonçaient à écrire des epub, leur capital symbolique resterait intact, leur vie ne serait pas travaillée tous les jours par "le ferment de l'art", et ils n'auraient plus à se tuer sur le Net où tous bataillent pour briller sans jamais y parvenir réellement ; en revanche, ils y gagneraient en siestes plus fréquentes, se coucheraient plus tôt dans la semaine, ne seraient pas agrippés au clavier du PC tous les dimanche et jours fériés, et, bien sûr, ils vivraient plus heureux en maltraitant beaucoup moins souvent leur petite cervelle improductive toujours au seuil de la rupture d'anévrisme.

Évidemment, les producteurs acharnés d'epub ne se mettront jamais d'accord pour faire cesser collectivement leur manie consistant à remplir de mots inutiles des montagnes de pages électroniques, parce qu'ils sont arrivés à se persuader que leur vie dépendait de cette activité. Il n'est pas rare de lire, çà et là, sur les blogs constituant "la web littérature", des phrases qui disent peu ou prou la chose suivante : « J'écris d'accord mais pourquoi ? Merci de m'avoir permis d'évoquer cette question. Écrire, lorsque c'est un besoin vital, une pulsion impérieuse, une évidence comme respirer et manger, c'est amener de la lumière, de l'oxygène, de la nourriture à soi d'abord. Puis, aux autres peut-être... au monde pourquoi pas. Écrire c'est être un témoin transmetteur sans savoir ce qui sera transmis et avec l'espoir fou que cela amènera peut-être à une personne un supplément d'âme, une seule personne et c'est bien suffisant pour écrire toute une vie. Faute de témoin transmetteur, il me semble que des pans entiers de vie seraient voués à l'oubli, ... rien que pour ces morceaux d'humanité sauvés sur une page, dans une lettre, ça vaut toutes les peines d'écrire. — Sandrine » Enfermés dans un état d'esprit pareil, les graphomanes du Net semblent actuellement incurables. D'autant plus que pas l'un d'entre eux n'essaye de se départir du cette espèce de dogme, ni d'en élucider l'origine qui pourtant me semble assez évidente.

Mais, bon... Loin de moi l'idée de modifier le comportement de pauvres gens, qui se complaisent à embrouiller leur petit cerveau en s'adonnant à des exercices périlleux pour leur équilibre mental, prêts à engager en vain une bonne part de leur faible énergie et même à sacrifier des jours fériés, puisque ça leur procure la douce illusion de faire progresser dans le meilleur des sens possibles l'entité la plus importante à leurs yeux : l'Humanité. Chacun sa religion !