16 October 2014

Il faut savoir écrire

Ceci est incompréhensible. Je suis incapable de rédiger un texte qui me semblera vraiment satisfaisant après en avoir fait plusieurs lectures sur une période assez longue. Bien qu'elles ne soient pas très nombreuses, certaines de mes photographies restent valables à mes yeux et, au fil du temps, ne perdent rien ou pas grand-chose de ce qui fait leur intérêt. Je peux poser mon regard sur quelques-unes de mes planches, ces assemblages réalisés au moyen de logiciels conçus pour le graphisme, et me dire qu'elles tiennent la route, quand bien même je les aurais vues et revues de nombreuses fois.

Si, pour ces photos ou ces planches, j'en arrive à penser que j'ai produit un bon travail, et, par conséquent, que je peux être relativement content de moi, en revanche, je ne peux me satisfaire d'aucun de mes textes de façon presque définitive, c'est-à-dire sur un laps de temps qui irait au-delà de quelques mois. Lorsqu'il m'arrive de relire l'un de mes écrits, assez longtemps après sa publication, ma première réaction est de me dire que je devrais l'écraser immédiatement afin de ne pas ternir mon image de marque, cette lente et patiente construction dont la façade donne directement sur le Web et se montre publiquement.

Alors, je pense à tout le mal que je me suis donné pour le rédiger et je me dis qu'il m'est impossible d'y renoncer, de réduire à néant cet écrit laborieux qui m'a coûté tant d'efforts. D'autant plus que je sais que j'ai mis en ligne un tas d'autres textes bien plus mauvais que celui que j'ai alors sous les yeux. Ce qui fait que, si je le retirais, logiquement, pour être parfaitement cohérent, il me faudrait aussi en faire disparaître des dizaines, sinon des centaines d'autres. Et même, tout faire disparaître, du premier au dernier texte. Aussi, je me console en imaginant faire mieux la fois prochaine, sachant pourtant pertinemment, en mon for intérieur, que cela me sera absolument impossible que je ne rédigerai jamais rien de vraiment valable.

Alors, pourquoi s'acharner à écrire et ne pas se lancer dans la fabrication de macramés ou d'origami, ces fameux papiers pliés ? C'est une question à laquelle je ne peux répondre avec suffisamment de certitude. Je ne peux avancer que quelques hypothèses, dont la première, qui me vient à l'esprit, me laisse penser que c'est probablement lié à mon environnement culturel, à cette influence de la langue française — langue première — sur mon comportement, mon habitus, comme dirait l'autre.

Pour un cerveau normalement conçu, formaté en langue française, acclimaté aux us et coutumes de la nation, l'écrit est le révélateur suprême de l'intelligence. Pour ne pas avoir l'air idiot, il faut savoir écrire. Personne ne pourra te dire comment il faut s'y prendre, ni même ce qui est finalement attendu d'un texte, mais si tu parviens à te faire reconnaître comme écrivain, c'est tu n'es pas loin des cimes les plus élevées, celles qui se dressent à l'horizon du sublime paysage culturel francophone. Ainsi, par ton discours scriptural tu pourras, avec un peu de chance, être couvert de gloire et d'insultes, parce que pour le banal cerveau français l'une ne va pas sans les autres.

Un beau jour, tu débarques sur le Web — moi, je m'en souviens, c'était en 1998 — et tu regardes grossir la communauté francophone et française en particulier, puisque c'est ta nationalité et parce que, dès ta naissance, tu as baigné dans la langue de Corneille.

Quelque temps plus tard, dès que le page-rank de Google fait son apparition, tu te rends compte que les plus habiles à manier cette langue, tels que les journalistes, s'installent aux meilleures places. Si tu ne veux pas rester noyé dans la masse, tu dois commencer, toi aussi, à t'entraîner. Ainsi, tu deviens un athlète du verbe. Tu réfléchis avant d'écrire — ce que je ne fais d'ailleurs jamais. Tu sais surtout que tout le monde court après la gloire. Le prix Nobel de Littérature, c'est le Nirvana du cerveau français.

Tu penses que la gloire ne doit pas être si mauvaise que ça puisque tout le monde se bat pour en obtenir, ne serait-ce qu'un tout petit morceau. Ils sont des milliers, des millions à rêver d'en bouffer quelques miettes même si le maigre repas ne doit durer qu'un seul quart d'heure, comme l'avait si bien vu venir l'autre — pas le spécialiste de l'habitus, mais un autre, beaucoup plus célèbre et beaucoup plus riche.

Comme tu as déjà rédigé pas mal de billets, tu commences à devenir un peu plus musclé. Tu te dis qu'après tout Stockholm n'est pas si loin. Tu n'as peut-être pas inventé la poudre, mais rien ne devrait t'empêcher de ramasser un Nobel, si tu t'entraînes un peu plus sérieusement.

Et puis, avec le temps, tu réalises qu'il n'y a pas que le Nobel dans la vie, même si tu es Français. Avec un peu de recul, tu prends conscience que la gloire t'attend peut-être bien plus près que la froide et lointaine Stockholm, juste au coin de la rue. Tu n'aura peut-être pas besoin de bouger de ton putain de quartier. Tu trouveras toujours le moyen d'être édité et publié par François Bon & C°, et, pour ça, tu n'as pas besoin de savoir écrire, tu peux même ne pas savoir lire.

Alors, tu commences à te faire un peu moins chier pour deviner où est-ce qu'il te faudrait placer cette saloperie de virgule. Tu t'entraînes de moins en moins sur les longues pistes du verbe. Aussi, tu te contentes de mettre en ligne, sur ton blog, un billet d'une dizaine de lignes de temps à autre. Petit à petit, en toute discrétion, tu commences à jeter un oeil sur les sites qui t'apprennent à plier du papier à la mode japonaise ou à faire du macramé. Un jour, tu finis par oublier que, des années auparavant, tu rêvais d'un aller simple, direct, sans escale, pour les salons suédois.

Et puis, bien plus tard, tu repenses à tout ça : à ta langue première, ta culture, la Culture, Corneille, l'habitus, les us et les coutumes, le quart d'heure de gloire, l'écriture, le Nobel de Littérature, les longues et épuisantes pistes du verbe sur lesquelles tu as couru comme le dernier des illettrés, les litres de café avalés pour essayer de produire un texte de plus de mille signes, les putains de virgules que tu n'a jamais su et ne sauras jamais où placer, etc., etc..

Alors, tu te dis : « Juste pour le fun, puisque tu ne peux pas faire pire que ce que tu as publié sur le Web jusqu'à présent, pourquoi ne pas raconter cette histoire par écrit, en faire un billet, et te laisser une nouvelle fois rattraper par la gloire, toi qui à toujours tout fait pour y échapper sans jamais y parvenir complètement ? »

9 comments:

  1. Entre rire et sourires, j'aurais bien continué à vous lire pendant encore quelques milliers de signes !
    (J'ai fait attention à la place de la virgule mais pas sûre que le point d'exclamation soit pertinent)

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    1. Où est ce point d'exclamation, que je puisse l'écraser ?!?
      Merci pour ce commentaire encourageant, mais je crains de faire une surdose de café. J'arrête ici pour cette nuit.

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  2. Dans l'attente d'une nouvelle aube, bonne nuit et douze pensées.

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    1. Alors, il faudra vous armer de patience, Anonymous, parce que le soleil ne se lève que les jours où ça lui chante, alors, qu'avec l'âge, il devient de plus en plus paresseux. Aubes aléatoires, incertaines.

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  3. Et malgré tout, malgré nous, désarmantes de beauté aussi, parfois.
    Au plaisir de lire vos prochaines publications.

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    1. Je vais me dépêcher d'écrire et publier un prochain billet, Anonymous, simplement pour le plaisir de lire ensuite vos commentaires ;-)

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  4. Une raison d'écrire bien plus modeste que le Nobel... :)
    En tous les cas, avec ou sans commentaires, bientôt ou plus tard, je reviendrai promener mes yeux sur vos textes.

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  5. Se perdre dans tes réflexions m'a fait économiser au moins trois cigarettes, gloire à toi!
    Moi ma hantise, c’est les fautes d’orthographes. Bon, je retourne à ma séance d'auto-hypnose...
    Adjaya.

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    1. Les fautes d'orthographe ont été, pour moi aussi, un sérieux problème. Mais, à la longue, et grâce aux correcteurs embarqués avec les traitements de texte, j'ai réussi à progresser au point d'en être étonné. En tout cas, je suis heureux d'avoir pu t'éviter une triple intoxication pulmonaire le temps de ta lecture. Réduire ma consommation de cigarettes et plus difficile que de réduire la fréquences des erreurs orthographiques. Il me faudra tenter l'auto-hypnose, mais c'est un peu ce que je fais en écrivant : j'enfle le monde des illusions. Merci pour ta lecture, et ton commentaire Adjaya. Je suis heureux de te savoir toujours vivant.

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